Scratch

Il y a une poétique particulière dans la matière accidentelle de la photographie, et dans son dilettantisme.
Je m'explique. Une hantise du photographe, souvent, c'est la rayure au moment de développer, la trace d'un réactif mal secoué, c'est la poussière minuscule qui vient se prendre dans une gélatine encore fragile, la peur d'échouer -encore, toujours ?- dans les nombreux processus qui mènent à la sacro-sainte photo parfaite. Les calculs avant l'instant se sont trouvés être justes, la photo ne semble pas floue une fois entrevue à la lampe inactinique, le contraste est correct. Dans mon empressement la bobine chute et se raye à terre, se couvre des fines particules que transportaient mes chaussettes -traîtresses!-. Je récupère la bobine humide, frotte légèrement la surface si fragile sur ma manche pour enlever un brin de poussière, l'image se déchire. La photo gardera une superbe séquelle, au coin de l’œil ou en plein ciel, accompagnée d'une galaxie de fibres et de grains de poussière.

A chaque fois que je souhaiterai re-scanner, re-voir ce négatif des empreintes de mon passage s'amoncelleront. Je ne suis pas, vous l'aurez deviné, un adepte de la chambre aseptisée dans laquelle des gants sont obligatoires, dans laquelle l'on passe comme un fantôme, d'un lieu de vie au lieu sacré, charlotte sur les cheveux et habits sans fibres, lunettes de protection de peur de perdre un cil. Je ne suis pas non plus un obsessionnel qui cache trop peu d'accidents derrière des filtres salissants et stylisants papier froissé verre brisé brûler le bord déchirer le cadre faire comme si une fuite...Je n'ai pas non plus de démarche plastique consistant à abîmer mes photos « au delà de l'accidentel ». Je fais simplement preuve de négligence. Je ne vois ni la poussière comme un ennemi de la photo ni comme un précieux allié. La poussière est juste là, partie d'un environnement contrôlé, aussi peu contrôlé que la température de l'eau lors du développement, c'est à dire d'un revers de main, ni trop froide ni trop tiède.
Tout reste, et tout reste de plus en plus.
Les serpentins gris qui hébergent les prises de vue en disent parfois plus que les images qui en sortent, remises à l'endroit, corrigées, ressaisies. Ils se perdent, s'amoncellent, se rayent et se voilent, s'autodétruisent même lorsqu'ils sont mal fixés. Parfois lorsque je scanne tous ces négatifs pour rendre les photos lisibles et traite celles-ci rapidement en contrastes et niveaux divers j'ai l'impression de faire le travail de l'embaumeur qui, pour épargner à la famille la vue d'un cadavre, s'évertue à le rendre présentable ; afin qu'il reste un corps, et enfin un être à l'intérieur. Mais dans le cas de la photo, aucune famille ne connaît le mort . Cependant la manière dont il présente attirera où non quelque famille d'emprunt où bien de circonstances, curieuses et capables de prêter leur chagrin à tous les morts qui passent. Sous un cadre, cercueil de verre, l'éclat lisse, le reflet des néons. Présenter le présentable.
Heureusement, je crois, celui qui m'a appris à développer et à tirer m'a aussi appris, indirectement peut-être, à me foutre de ces détails, où plutôt, d'en faire quelque chose de vivant. Conserver les accidents, laisser arriver sans pousser au style. Conserver plus de vie qu'il n'y a de mort dans chaque pratique. C'est à lui que je le dois. Paix à son âme.
